lundi 19 juillet 2010

Vivre théâtre, ou De l'instantané.





Depuis un certain temps, j'ai l'impression de ne plus rien faire; ou bien de ne produire que des choses fades, inutiles et sans intérêt.

Je n'arrive plus à trouver de goût dans ce que je fais, sauf au théâtre, et cela sans doute parce que c'est un art de l'instant; le théâtre se construit au moment même où on le produit et cesse d'être en même temps que l'acte créatif qui lui donne vie. Le théâtre est geste, émotion, texte; il est à la fois abstrait (en ce qu'il renvoie à bien autre chose que ce qu'il est concrètement, à des idéaux esthétiques, moraux, mais aussi à des émotions) et concret (il est sensation, geste, il est visuel et recrée des gestes quotidiens ou non, mais concrets).

J'ai très vite éprouvé une jouissance puissante à jouer, dès que j'ai commencé les cours au conservatoire. Je ne me souvenais plus du point auquel j'aimais le théâtre. Bien sûr, je m'y rends régulièrement, et voir du théâtre est quelque chose qui m'est tout à fait familier, et ce depuis toute petite (ma première expérience de théâtre remonte peut-être vers mes 3 ans... peut-être même avant, mes parents m'y ont emmenée très jeune). Mais aller au théâtre, voir du théâtre, ce n'est pas du tout la même chose qu' en faire l'expérience.

de gauche à droite: moi-même, Émeline, Mélissa

Parce que dans le théâtre il y a bien sûr cet art de l'instant, de l'instantané, même, mais aussi cette curieuse façon d'être tout à fait à l'intérieur, au milieu de soi-même, et en même temps complètement en-dehors.
Quand on fait du théâtre, même lorsqu'il ne s'agit pas d'incarner un personnage, on est obligé d'être à l'intérieur de soi-même; on ne peut pas s'en sortir sans son propre corps, sans assumer sa voix, sa silhouette, affirmer son regard, s'assimiler à soi-même. Je crois que c'est ça, cette drôle de chose un peu insaisissable et indéfinissable que l'on appelle la présence. Insaisissable parce que mouvante; il y a autant de présences, de façons d'être sur scène, que d'individus. Je dis à côté de soi-même aussi, parce que s'assumer, ça demande aussi un retour critique sur soi-même; retour critique d'autant plus difficile que le théâtre nécessite impérieusement (le mot n'est pas trop fort) le lâcher-prise. Du moins c'est ce que je pense. Imaginez un comédien qui serait sans cesse dans la distance vis-à-vis de lui-même, de son personnage ou de son propre jeu... Ce serait pédant et chiant à mourir. Je ne dis pas que la distance et l'ironie sont à bannir des mises en scènes ou du jeu théâtral; simplement, c'est une question de nuance, et introduire des dissonances n'interdit pas le lâcher-prise.

Fanny ou l'art du lâcher-prise, de se donner entièrement. Cette fille, c'est le talent incarné.

J'ai eu- et j'ai encore- cette année des problèmes avec ce fameux lâcher-prise. Je me suis progressivement rendu compte que j'étais incapable de me laisser aller, de m'autoriser le ratage ou l'aléatoire, de m'autoriser des choses tout court, probablement parce que j'ai une trop grande exigence au départ et que je réfléchis paradoxalement (ou non, d'ailleurs) beaucoup trop. Pour jouer il faut accepter le surgissement, l'intuitif, c'est-à-dire des choses que l'on ne maîtrise pas et qu'il ne faut surtout pas essayer de maîtriser.
Ma pudeur y est aussi pour quelque chose. Il faudrait un jour que j'arrête de me faire violence, que j'arrête de faire comme si j'étais encore au collège, comme si la moindre naïveté allait encore me retomber sur la tronche en moqueries et en méchancetés; comme si lâcher prise allait m'attirer des ennuis. Que j'arrête de me poser sans cesse des questions, que je m'accepte entièrement face aux autres, en arrêtant de considérer la remise en cause perpétuelle et automatique de mes moindres faits et gestes comme une nécessité. Parce que ce n'est pas qu'au théâtre que cela me posera problème, c'est aussi dans ma propre vie. Et autant vous dire que cette année ma vie sentimentale en a souffert. Violemment.
Comme quoi, l'intuitif n'est pas toujours une évidence.

Pour en revenir au théâtre et à la jouissance du théâtre, autrement dit cette chose fabuleuse et unique que j'ai découverte cette année. J'y ai appris progressivement à me donner (je rêve de pouvoir écrire : me donner entièrement), et même avec mes réticences, à sortir de ma réserve. (Du moins, lors des exercices et des scènes, parce qu'avec les autres, ç'a été une autre paire de manches : du début à la fin, je ne sais pas pourquoi, j'ai eu du mal à les approcher et à nouer le contact). Intégrer son corps, jouer avec les gestes, dépenser cette énergie débordante que j'ai en moi (malgré les apparences ou les idées que la plupart des gens, je pense, se font de moi), inventer. Se retrouver à douze à faire un chat perché après une journée de cours, c'est quelque chose d'assez unique. De même que faire AAOOOUUUUEEEEEIIIII en cercle en criant, rien à faire, tu peux pas test.


Morgane et Camille.

Récemment j'ai croisé quelqu'un qui m'a demandé si, au Conservatoire, on faisait "du théâtre traditionnel ou contemporain"? Je crois que, durant un instant, j'ai dû la regarder, l'air abasourdi. Ce genre d'interrogation ne m'avait pas traversée une seconde. J'ai mis quelques temps à lui répondre, à la va-vite, en balbutiant probablement un truc qui a dû correspondre vaguement à ce qu'elle attendait d'entendre, tout en désignant la pluralité de ce qu'on y faisait, tant sa question m'a paru absurde, incongrue, au regard même de ce qu'est le théâtre.Cela, je crois, m'a fait réfléchir au théâtre-même. Est-ce qu'il existe un théâtre contemporain? oui, si par cela on désigne ce qui se fait actuellement. Mais contemporain, dans son essence ou les thèmes qui le traversent? Le théâtre pédant d'acteurs fats enroulés dans leurs toges en costumes d'époque n'existe pas. Ou bien ce n'est pas du théâtre. Le théâtre est forcément traversé par des choses violentes (en version manuel de français, on appelle ça la catharsis), des sens, il prend à la gorge autant qu'il émeut, il nous met face à nous-même, nous confronte forcément à quelque chose d'autre que ce qui se passe sur scène, devant nos yeux. Évidemment, en termes de modernité on pense à l'aridité de beckett et l'absurde chez ionesco. Mais est-ce que dans l'essence même du théâtre (pour faire ma grande spécialiste) il n'y a pas une modernité? une actualité, forcément? dans l'instantanéité de l'acte théâtral et dans les significations du théâtre, qu'il s'agisse de Sophocle, de Racine ou de Sarah Kane, on trouve de la densité et du contemporain... On touche là à un un endroit peut-être un peu délicat pour la néophyte et l'adolescente que je suis, c'est-à-dire l'universalité.
Pour moi il n'y a pas de théâtre "traditionnel" ou "contemporain". Simplement du théâtre.

Et il y a dans cet art une évidence que j'aime, passionnément.
(autant que dans la musique, car elle dit sans dire, à travers l'ouïe)

Ma mère a un peu lu mon article... et m'a fait lire un bout d'Alain Badiou. Qui ressemble diantrement à ce que je viens d'écrire...

Alain Badiou, interrogé par Nicolas Truong dans Eloge de l'amour:
"Quelle est la nature de cet amour indéfectible que vous avez pour le théâtre?

L'amour du théâtre est chez moi un amour très compliqué et tout à fait originaire. il est probablement plus puissant que l'amour de la philosophie. l'amour de la philosophie, çela vient plus tard, plus lentement et plus difficilement. je crois que ce qui m'a fasciné dans le théâtre, quand j'étais jeune et que je montais sur scène, c'est le sentiment immédiat que quelque chose de la langue et du poème est, de façon presque inexplicable, lié au corps. Au fond, le théâtre était peut-être déjà pour moi une figure de ce que serait l'amour plus tard, parce qu'il était ce moment où la pensée et le corps sont en quelque manière indiscernable. Ils sont exposés à l'autre de façon telle que vous ne pouvez pas dire "Ceci est un corps" ou "ceci est une idée". Il y a un mélange des deux, une saisie du corps par la langue, exactement comme quand on dit à quelqu'un "je t'aime" : on le dit à lui, vivant, devant vous, mais on s'adresse aussi à quelque chose qui n'est pas réductible à cette simple présence matérielle, quelque chose qui est au-delà d'elle et en elle, en même temps, absolument. Or le théâtre c'est ça, de façon originaire, c'est la pensée en corps, la pensée-en-corps. La pensée encore, pourrais-je ajouter dans un autre sens. Parce qu'au théâtre il y a, nous le savons, les répétitions. "Reprenons une fois encore" dit le metteur en scène. La pensée ne vient pas au corps facilement. c'est compliqué, le rapport d'une pensée à l'espace et aux gestes. Il faut que ce soit à la fois immédiat et calculé. C'est aussi ce qui se passe dans l'amour. Le désir est une puissance immédiate, mais l'amour demande en outre du soin, des répétitions. "Dis-moi encore que tu m'aimes", et très souvent : "Dis-moi le mieux." Et le désir toujours recommence. Sous la caresse on peut entendre, si elle est hantée par l'amour, "Encore! Encore!", point où l'exigence du geste se soutient d'une insistance de la parole, d'une toujours nouvelle
déclaration. On sait bien qu'au théâtre la question du jeu amoureux est décisive, et que tout est affaire, justement, de déclaration. C'est aussi parce qu'il y a ce théâtre de l'amour, ce jeu de l'amour et du hasard, qu'est si puissant, au moins pour moi, l'amour du théâtre. "

Les photos de cet article sont de Daphné, camarade de conservatôare, talentueuse comédienne et photographe : ) Pour plus de photos, allez voir du côté de sa galerie... (l'adresse est dans mes liens)


___________________

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire